Combien coûte le stress au travail ?

30 Avr 2024 | Blog

Parole d’expert
Article rédigé par Jean-Louis Tavani

Au 20 e siècle, le monde du travail a été marqué par un ensemble de profondes modifications.

Si au début de ce siècle, le contexte professionnel se caractérisait par des formes d’organisation du travail qui seront vues, par la suite, comme aliénantes et déshumanisantes (e.g., le taylorisme), la fin de ce même siècle sera marquée par l’essor d’une prise en compte non seulement de la santé physique, mais également psychique des individus au travail (Barling & Griffiths, 2010). Dans ce cadre, dès les années 1960-1970, plusieurs chercheurs se sont intéressés à l’impact négatif du travail sur les individus. C’est sur ces bases que s’est développée l’idée de réduire le stress au travail. Néanmoins, malgré les avancées scientifiques et sociétales, le stress au travail a encore un impact important, et ce à plusieurs niveaux.

En effet, le stress a été désigné comme l’épidémie du 21 e siècle (Fink, 2016). Plus particulièrement, durant le 20 e siècle, le stress au travail est devenu un facteur de risque majeur pour les organisations dans la plupart des pays industrialisés (Kortum et al., 2010). De nos jours, le travail est, de loin, la principale source de stress pour les adultes américains (Fink, 2016, 2017) et le stress qui lui est associé a augmenté progressivement au cours des dernières décennies (Fink, 2016). Le stress va avoir un impact sur la santé des individus. Par exemple, les principaux facteurs de stress vont engendrer une augmentation du risque de troubles cardiovasculaires (e.g., Kivimaki & Kawachi, 2015; Li et al., 2016).
De plus, le stress au travail va également augmenter les troubles musculosquelettiques (Hartzell et al., 2017), ou encore la consommation de cigarette (Khorrami et al., 2021; Kouvonen et al., 2005). Au-delà des nombreux effets négatifs sur la santé des individus, le stress au travail va également avoir un impact financier et cela à plusieurs niveaux : le coût du stress au travail va être supporté par différents acteurs de la société. Ici nous allons nous centrer sur les coûts qui vont incomber aux organisations et à la société en général. Avant de présenter les chiffrages réalisés pour estimer ces coûts, nous allons présenter quelques éléments méthodologiques permettant de saisir l’ampleur du coût de ce phénomène.

Quelques éléments pour le calcul du coût du stress.

Les études sur le coût d’une maladie vont réaliser des estimations en regroupant l’impact financier des affections considérées. Les estimations peuvent ainsi comprendre les coûts directs, matériels et financiers, et les coûts indirects ou coûts immatériels (Dagenais et al., 2008; Luppa et al., 2007).

Les coûts directs reflètent des coûts qui supposent un échange monétaire concret, tandis que les coûts indirects vont refléter les coûts qui ne supposent pas d’échanges monétaires concrets. Les coûts directs du stress ou d’une maladie vont être les plus simples à identifier, car ils reposent sur un échange d’argent, c’est-à-dire des dépenses, qu’il est possible d’identifier facilement, et donc de comptabiliser.

Les coûts indirects vont refléter un ensemble de coûts qui ne supposent pas d’échanges monétaires concrets. Ils peuvent recouvrir, dans le cas du stress au travail, notamment la perte de productivité, les coûts liés au turnover, ou encore à l’absentéisme. En résumé, les coûts indirects regroupent un ensemble de coûts plus difficilement imputable au stress au travail, et donc plus difficilement comptabilisable. Ainsi, si les coûts directs représentent la partie visible de l’iceberg, les coûts indirects représentent la partie immergée. L’enjeu pour tout étude visant à identifier le coût du stress au travail, ou de toutes autres maladies, va être d’avoir l’estimation la plus fidèle de ces coûts. Avec l’objectif ensuite de les rapporter à la prévalence du stress dans une population considérée. Les coûts du stress au travail peuvent être calculés d’une part au niveau des organisations dont les membres vont être touchés par le stress au travail, mais aussi au niveau de la société dans son ensemble. Nous allons passer en revue quelques études qui ont cherché à estimer ces coûts à ces deux niveaux.

Les coûts pour les organisations

Le stress va avoir un impact important pour les organisations. Il va, notamment, augmenter l’absentéisme (Darr & Johns, 2008; Katié & Nesié, 2020), le turnover (Giauque et al., 2019; Kim & Mor Barak, 2015), ou encore réduire la productivité (Halkos & Bousinakis, 2010; VanWormer  et al., 2011). Ces impacts représentent un coût pour l’organisation. Par exemple, en Italie, dans une organisation de soins et de santé, le coût des journées d’absentéisme liées au stress s’élève, en moyenne, à 439 euros par salarié et par an (Russo et al., 2021). Le même coût dans une administration publique s’élève, en moyenne, à 674 euros par salarié et par an (Russo et al., 2021).

Bien qu’informative, cette estimation reste partielle et doit être assortie de l’intégralité des coûts directs et indirects associés au stress au travail. Au-delà de l’absentéisme, et comme nous l’avons vu, le stress au travail va également impacter le turnover (ou les intentions de quitter l’organisation par ses membres), ainsi que la diminution de la motivation et donc en dernier ressort la diminution de la productivité et de la performance. Par ailleurs, il apparait que le remplacement d’un salarié va engendrer un coût estimé à environ 20% de son salaire, et ce même coût peut atteindre 50% selon les postes occupés (Mental Health America, 2017). Ainsi, il est nécessaire d’avoir une vision plus globale du coût du stress. Dans ce cadre, en Grande Bretagne (Sainsbury Centre for Mental Health, 2007), le coût total estimé, par employé et par an, s’élève alors, en moyenne à 1220 euros, qui e répartissent de la façon suivante : 395 euros pour le coût de l’absentéisme, 713 euros pour le coût du présentéisme, et 112 euros pour le coût du turnover.

Ce coût élevé est supporté par les entreprises, mais il existe également un ensemble de coûts qui vont être supportés par la société dans son ensemble.

Le coût pour la société dans son ensemble

En effet, au-delà du coût pour chaque organisation, le stress va avoir un impact financier qui va peser sur la société française, et donc sur l’ensemble de ses membres. De nouveau, à ce niveau, il est particulièrement important de disposer d’estimations les plus précises possibles. En effet, les montants sont particulièrement importants : par exemple, la Commission européenne a estimé en 2002 que le stress coûtait 20 milliards d’euros aux états membres, estimation que la même commission qualifie de « prudente » (Commission européenne, 2002). Plus récemment, un projet de recherche financé par l’Union européenne a estimé à 617 Milliards d’euros le coût dépressions liées au travail en Europe (Matrix lnsight, 2012). En France, une estimation minimale réalisée sur des données de 2007 arrive à un coût total allant de 1.9 à 3 milliards d’euros (Trontin et al., 2010).

Afin d’obtenir une estimation plus précise, une tentative de synthèse des résultats existants a été réalisée (Hassard et al., 2018). Comme les auteurs le soulignent, il est difficile d’avoir un chiffre précis en termes de coût du stress, c’est pourquoi les résultats de cette synthèse renvoient à une fourchette, plutôt qu’à un chiffre précis. L’estimation montre donc que le coût du stress varierait entre 221 millions de dollars (soit environ 220 millions d’euros) et 187 milliards de dollars (soit environ 186 milliards d’euros). À ce coût pour la société, il faut ajouter le coût pour les organisations, comme nous l’avons vu précédemment (Hassard et al., 2018).

Discussion

Comme nous l’avons vu, le stress au travail entraine un coût qui n’est pas négligeable tant au niveau des organisations, qu’au niveau des sociétés dans leur ensemble. Ces estimations datent parfois de plusieurs années, alors même que la problématique du stress au travail est d’autant plus importante dans un contexte post-épidémie, où le travail à distance se démocratise. En effet, le travail à distance limite les échanges informels et les occasions de rencontres physiques, donc il est tout à fait vraisemblable que les managers ou les collègues ne puissent plus identifier chez autrui les potentiels signaux faibles du stress.

C’est pourquoi les dépenses concernant la prévention du stress au travail ne doivent pas être considérées comme étant à perte, mais davantage comme des investissements visant alors à améliorer la qualité de vie au travail des individus. Ce qui s’intègre dans une démarche de développement durable de toutes organisations. Le préalable à toutes démarches de prévention du stress reste d’une part d’évaluer les niveaux de stress des collaborateurs, et d’autre part d’identifier les causes des intensités les plus importantes.

Références

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